La deuxième Assemblée des lauréats : faire face à la crise du financement de l’intérêt général
Au Carreau du Temple, la deuxième Assemblée des lauréats de La France s’engage a rassemblé acteurs associatifs, dirigeants publics, collectivités, fondations et banques autour d’une question devenue structurante : comment maintenir la capacité d’action de l’intérêt général dans un contexte de raréfaction des financements et d’instabilité politique ?
Loin de toute langue de bois, la journée a donné lieu à des échanges francs, constamment tournés vers la recherche de solutions tangibles. Une communauté soudée, lucide, qui assume de regarder les contraintes en face pour mieux les dépasser.
Le temps de la discussion pour interroger les fragilités structurelles de l’engagement
L’histoire longue comme clé de lecture stratégique
D’emblée, Martin Hirsch, président de la Fondation, installe un cadre politique clair. Son propos relie l’origine de La France s’engage aux tensions systémiques du présent. L’évocation d’un lauréat grièvement blessé lors des attentats du 13 novembre 2015, “Il m’a dit : ça irait mieux si j’avais été admissible à La France s’engage“, devient pour lui la preuve que l’action sociale, même discrète, peut stabiliser un corps social vulnérabilisé.
Il élargit immédiatement la focale : “Nous sommes confrontés à des dangers qui mettent en cause la cohésion sociale, les équilibres démocratiques, la paix.”
Sa réflexion rappelle que l’innovation sociale n’est pas un supplément d’âme, mais une pièce maîtresse du maintien des équilibres démocratiques. Pour Martin Hirsch, il ne s’agit pas seulement d’aider des projets, mais de reconstruire des dynamiques collectives : “Les associations sont des contre-pouvoirs par construction. Si une solidarité chasse l’autre, si un mode d’action éteint l’autre, le dernier bénéficiaire reste dans la panade.”
Une manière d’affirmer, sans dramatisation mais avec précision, que l’intérêt général repose sur des complémentarités qu’il faut préserver et intensifier.




La parole de terrain pour rappeler les tensions vécues par les associations
Diariata N’Diaye, lauréate 2019 et nouvelle administratrice de la Fondation, apporte une voix profondément ancrée dans le réel. Elle dit avec une grande honnêteté émotionnelle : “C’est assez impressionnant de se dire que ma parole va compter autant que la vôtre.”
Elle décrit un Conseil d’administration où “les administrations étaient là, véritablement à l’écoute“, ce qui la conduit à porter sans filtre les contraintes quotidiennes : les retards de subventions, l’instabilité chronique, l’énergie absorbée par la survie financière plutôt que par l’action.
La nécessité de parler vrai ressort nettement : “Même si plein de choses nous divisent, on se retrouve. Cela oblige à la franchise et cela nous protège dans une période compliquée.”
Dans cette Assemblée, l’absence de tabous devient un outil stratégique : reconnaître les fragilités pour mieux inventer des mécanismes de consolidation.






Le programme “La fonction publique s’engage” : un espace d'interconnaissance nécessaire
Le programme, expérimentation menée à l’Institut national du service public (ex-ENA), apparaît comme l’un des leviers les plus politiques de la fondation.
Diata explique : “Nous sommes des créatifs, eux sont moins créatifs. Ils découvrent nos réalités, nous découvrons la leur.”
Elle raconte l’expérience du “Vis ma vie” avec une ambassadrice de France, confrontée pour la première fois à un atelier accueillant des femmes victimes de violences. Un dialogue qui, dans son récit, modifie durablement le regard de la diplomate.
Elle poursuit : “Il faudrait qu’il y ait parmi vous de plus en plus de personnes qui se lancent en politique pour politiser nos actions.”
Damien Baldin, directeur général, confirme la nécessité stratégique d’étendre ce programme, de multiplier les immersions croisées, de rendre plus lisibles les logiques administratives qui structurent les financements publics.
Martin Hirsch formule une analyse au croisement du politique et du sociologique :
“Vous faites peut-être plus de politique que certains acteurs politiques professionnels. Le défaut, c’est que vous essayez de faire des politiques plutôt que de la politique.”
Cette réflexion éclaire une tension centrale : les associations produisent des réponses opérationnelles, mais doivent désormais assumer une parole politique plus forte pour influer sur les mécanismes de financement.
Voir notre article sur le programme “La fonction publique s’engage”
Le temps des débats pour disséquer la crise du financement et produire des pistes concrètes
Les banques : comment sécuriser la trésorerie et structurer la relation bancaire des associations ?
Avec : Prisca Berroche, déléguée générale, La Cloche ; Vanessa Bouquillion, directrice de l’Engagement et banquière privée Actionnariat familial, BNP Paribas ; Maha Keramane, responsable de l’Accélérateur d’Impact Social, BNP Paribas ; Maud Saint Sardos, directrice générale,Les Concerts de Poche ; Eric Vanneuville, responsable commercial Centre d’Affaires Associations et Impact Social, BNP Paribas
Une parole associative déliée, qui met en lumière un choc culturel persistant
La première table ronde révèle un fossé encore réel entre monde bancaire et monde associatif.
Maud Saint-Sardos formule trois attentes majeures : un accompagnement quotidien solide ; une gestion fine des fluctuations de trésorerie ; une vision à long terme permettant de financer les mutations organisationnelles.
Elle résume ainsi le rôle attendu : “Il faut que le financeur devienne un catalyseur.”
Prisca Berroche exprime la même tension : “Je n’ai pas l’impression qu’il y ait toujours, de l’autre côté, le même effort pour nous comprendre.”
Et son constat est sans ambiguïté : changer de banque “a changé la vie” de sa structure.
Un secteur bancaire conscient de ses limites
Du côté de BNP Paribas, Éric Vanneuville reconnaît une réalité structurelle : les modèles économiques associatifs nécessitent une information “très en amont“.
“Si l’on vous accompagne trop tard, c’est que l’on vous accompagne mal.”
La question des créances “certaines”, des avances sur subventions ou des quasi-fonds propres revient comme une zone de friction persistante.
Vers des instruments mieux adaptés ?
Vanessa Bouquillion et Maha Keramane défendent une approche qui valorise la résilience de l’ESS comme capacité à couvrir le risque autrement que par la rentabilité.
Les contrats à impact social, encore peu soutenus par les pouvoirs publics, apparaissent comme des outils prometteurs mais sous-utilisés.
Toute la table ronde met en évidence un point stratégique : la relation bancaire doit passer d’une logique utilitaire à une logique d’investissement social, ce qui suppose un dialogue plus structuré et moins asymétrique.
Les fondations : comment financer l’innovation sociale sans épuiser les structures ?
Avec : Marie-Flore Leclercq, directrice générale, Entourage ; Marion Lelouvier, présidente du directoire chez Fondation de l’Avenir, présidente duCentre français des fonds et fondations(CFF) ; Youssef Oudahman, cofondateur, Meet my Mama ; Thibault de Saint-Simon, directeur général, Fondation Entreprendre ; Cyrille Vu, président, Sea Bird Conseil
Un panorama sans fard des fragilités actuelles
Cette table ronde est celle où la fatigue du secteur apparaît le plus nettement.
Les intervenants décrivent un paysage de financements fragmentés, courts, instables, soumis à des exigences de reporting disproportionnées.
Cette mécanique produit un effet direct : un épuisement palpable des équipes, un frein à la croissance, une dépendance forte à des financeurs au calendrier imprévisible.
Une analyse stratégique fine : les initiatives sociales sont financées comme des prototypes, jamais comme des infrastructures
Le diagnostic posé par les intervenants est stratégique : la France finance ses innovations sociales comme des expérimentations ponctuelles, rarement comme des solutions destinées à transformer durablement un territoire.
D’où la nécessité, dite clairement, d’un rééquilibrage :
– financer les missions plutôt que les seuls projets ;
– favoriser les partenariats pluriannuels ;
– aligner les outils des fondations avec les besoins structurels ;
– consolider le rôle des fondations actionnaires.
Thibault de Saint-Simon évoque les expérimentations menées pour financer le temps long, tandis que Marion Lelouvier, à la tête du CFF, insiste sur la formation des gouvernances pour mieux comprendre les réalités de terrain.
La France s’engage comme médiatrice d’écosystème
L’un des apports majeurs de cette table ronde est la reconnaissance du rôle de la fondation dans la recomposition des relations entre financeurs.
En développant des espaces d’interconnaissance, La France s’engage tente de reconnecter monde philanthropique, pouvoirs publics et associations autour d’enjeux communs.
Les collectivités : comment renforcer un dialogue encore inégal entre associations et pouvoirs publics locaux ?
Avec : Saïd Acef, directeur général adjoint, Grand projets sociaux, département des Landes ; Nelly Garnier, conseillère régionale d’Ile-de-France, déléguée spéciale à la recherche et l’enseignement supérieur ; Cécile Martignac, directrice, La Maison des enfants extraordinaires ; Théo Ribière, directeur adjoint, Yes We Camp
Une relation essentielle mais marquée par une méconnaissance mutuelle
Les échanges révèlent un paradoxe central : les associations dépendent massivement des collectivités, mais ne parviennent pas à identifier clairement leurs interlocuteurs.
L’exemple marseillais est éloquent : 60 % des lauréats ignoraient à quelle direction municipale ils étaient rattachés.
Cécile Martignac ou Théo Ribière décrivent la réalité très concrète de cette situation : perte de temps, incertitude stratégique, manque de lisibilité pour anticiper les projets.
Un besoin de simplification radicale
Enora Hamon résume la démarche engagée à Marseille : “Créer un interlocuteur unique est déjà en soi révolutionnaire.”
Cette idée, simple mais structurante, ouvre une piste majeure : territorialiser la relation entre La France s’engage, les lauréats et les collectivités pour fluidifier les échanges et aligner les priorités.
Un enjeu politique : reconnecter les politiques publiques avec les acteurs de terrain
Damien Baldin évoque plusieurs chantiers : une présence renforcée au Salon des maires, des formations croisées élus-lauréats, la création d’un observatoire de l’innovation sociale pour documenter « les coutures françaises ».
La logique est claire : produire des données, des analyses, des espaces de dialogue pour pallier la fragmentation institutionnelle actuelle.
Une communauté qui résiste par le dialogue, la lucidité et la construction de solutions
Au fil des interventions, une réalité s’impose : la crise du financement de l’intérêt général n’est pas seulement budgétaire, elle est politique. Elle interroge la capacité d’un pays à maintenir ses contre-pouvoirs et à donner à l’innovation sociale les moyens d’agir durablement. Les échanges de cette Assemblée montrent au contraire une communauté capable de lucidité, de cohérence et d’exigence stratégique.
En clôture, Nadia Bellaoui, trésorière de la Fondation et présidente de l’Agence du service civique, a rappelé la singularité de ce collectif : “À travers vos projets, vous êtes connectés au pays, vous créez, vous réparez, vous faites bouger les lignes. Nous nous sommes compris.”
Pour elle, la Fondation doit intégrer les messages exprimés : “La sélection des lauréats n’est pas derrière nous. Trouver les pépites reste une question majeure“, y compris celles qui n’ont pas choisi la forme associative.
Elle ouvre ensuite une perspective claire : l’accompagnement actuel doit évoluer vers des outils plus robustes, y compris “peut-être demain des participations“, et une coopération renforcée entre financeurs.
“C’est aujourd’hui clé : se doter d’observatoires, d’une connaissance commune, d’une mesure d’impact commune. Le sujet, ce n’est pas seulement le financement de l’intérêt général, c’est le partenariat d’intérêt général.”
Son témoignage personnel éclaire enfin l’évolution des équilibres institutionnels : l’État ne peut plus assumer seul le temps long. “On a besoin de ne pas renoncer à l’État, mais d’entreprises stratèges, de fondations stratèges, de collectivités stratèges et d’associations stratèges.”
Sa conclusion résonne comme une boussole collective : “C’est extrêmement agréable d’avoir le sentiment d’être au bon endroit au bon moment.“
Une manière de rappeler que la communauté réunie ce jour-là pour cette 2ème Assemblée des lauréats n’est pas seulement un ensemble de projets, mais un espace politique au sens plein. Un lieu où s’inventent des alliances nouvelles pour rendre l’intérêt général plus robuste, plus lisible et plus pérenne.



Crédit photos : Alexandre Moulard

































